« Stat Roma pristina nomine, nomina nuda tenemus »
Bernard de Cluny, XIIème siècle
L’histoire économique du monde moderne, celui de la Renaissance et des Grandes Découvertes, s’inscrit dans la conjonction de deux mouvements fondamentaux dont les échos résonnent encore aujourd’hui.
Au XVème siècle, à partir des cités commerçantes italiennes ainsi que des ports francs de la Ligue hanséatique, émerge la matrice du capitalisme financier qui, animé par de puissants clans familiaux, les Médicis, les Fugger, tisse un extraordinaire réseau de relations d’affaires qui maille l’Europe, et au-delà. L’instrument en est la lettre de change, qui irrigue les flux d’affaires privées et dynamise le « grand commerce », entre Orient et Occident.
Au même moment s’affermissent les premiers Etats-Nations, la France et l’Angleterre qui, restaurant dans le chaos du système féodal la souveraineté du Prince, rétablissent la primauté de la puissance régalienne qui n’a connu qu’une brève résurrection à l’ère carolingienne, en dépit du souvenir nostalgique légué par l’Empire romain d’Occident.
La rencontre de ces deux « mouvements tectoniques » conduit à la territorialisation du capitalisme, qui trouve son expression la plus achevée dans la fusion des métiers de la banque privée et de la finance d’Etat et surtout, dans l’émergence des premières banques centrales, celle d’Angleterre dès 1694, dans la suite de la « Glorieuse Révolution », aristocratique et bourgeoise, de 1688.
Le capitalisme « territorialisé », parce que « nationalisé », est indubitablement, au prix de coûts sociaux incontestables tels que décrits par Dickens et Vuillermé, le ressort puissant de l’innovation technologique et du progrès économique qui, au cours de XIXème siècle, font de l’Europe le centre du monde.
Il arrive parfois que l’apogée d’une civilisation, d’une nation, d’une entreprise, annonce, non pas une période de stabilisation durable mais, à l’issue de multiples prémisses, un déclin accéléré.
C’est bien ce qui se produit par suite de l’impact ruineux de deux conflits mondiaux, mais aussi, et surtout, du fait de la substitution au capitalisme territorialisé, c’est-à-dire politiquement régulé, du XIXème siècle, un nouveau modèle dérivé du libre-échange et fondé non plus sur une relation de marché classique : « marchandise-monnaie-marchandise », caractéristique de l’économie réelle, mais sur une relation nouvelle : « monnaie-marchandise-monnaie », propre à l’économie financière, dédiée aux investissements « internationalement mobiles » et trait distinctif du « capitalisme financier ».
Depuis les années 80, la « financiarisation » de l’économie mondialisée, c’est-à-dire dérégulée, correspond au déploiement de ce nouveau modèle dans la quasi-totalité du champ réservé jusqu’alors à l’économie territorialisée, dite « résidentielle ». Plusieurs conséquences en découlent aujourd’hui, sources de doute et d’interrogation.
En premier lieu, le partage de la valeur ajoutée entre le capital et le travail tend à évoluer au détriment de la seconde composante sous l’effet d’un alignement tendanciel du coût de la main d’œuvre non qualifiée sur le niveau constaté dans les économies émergentes, principalement dans l’«atelier du monde», c’est-à-dire la Chine. Il en résulte un processus de « nivellement » des classes moyennes tel qu’il avait pu se produire à la veille de la révolution industrielle, dans l’Angleterre du XVIIIème siècle.
Ensuite, et ce phénomène s’avère, dans le fond, tout aussi inquiétant, l’investissement productif d’innovation, véritable ressort du capitalisme industriel « territorialisé », s’érode sous l’effet d’une spécialisation intégrale de l’économie mondialisée qui tend, par ce biais, à s’extraire du champ d’une réelle concurrence. La politique d’optimisation de marge interdit, dès lors, toute stratégie de compétitivité non-prix.
Ce double phénomène : érosion de la part de valeur ajoutée réservée au travail et tassement de l’investissement productif porte gravement atteinte au principal moteur du dynamisme qui, depuis les Lumières, explique la domination de l’Occident, à savoir l’idée de progrès. Il n’est nul besoin d’aller chercher ailleurs l’origine de la crise multiforme qui traverse les sociétés occidentales : protectionnisme industriel aux États-Unis et au Royaume-Uni, crises démocratiques en Europe continentale.
Dès lors, à l’encontre de la tentation illusoire de sortie de l’économie de marché, devant l’échec patent et humainement catastrophique des prétendus modèles alternatifs, la seule solution consiste dans la restauration, en dehors du champ des échanges de matières premières et de produits industriels de masse, d’un capitalisme « territorialisé » qui rétablisse des règles de partage de la valeur ajoutée plus équitables et, surtout, qui privilégie, sur l’optimisation des marges, l’investissement productif, c’est-à-dire le progrès technique. Ce champ « naturel » du capitalisme territorialisé, c’est celui de l’économie résidentielle, de l’habitat, des services à la personne et aux collectivités locales.
Mais c’est aussi celui des « clusters » régionaux, fondés sur l’interconnexion de la recherche universitaire et des entreprises locales, vecteurs d’innovation et de compétitivité non-prix, à partir des atouts de la proximité en termes de réactivité et de service après-vente. Encore faut-il ne pas commettre d’erreur stratégique dans l’exploitation de leurs véritables avantages comparatifs, qui ne peuvent résulter que d’un positionnement de « mieux-disant », et jamais de « moins-disant ».
Eu égard au rôle historique de la puissance publique dans l’émergence du capitalisme français et dans ses mutations successives jusqu’à nos jours, il est clair que l’État au sens large, c’est-à-dire l’ensemble des administrations publiques et de leur supervision politique, ne saurait s’extraire d’une part de responsabilité en la matière.
Concrètement, la restauration d’un capitalisme « territorialisé » implique une nouvelle étape de décentralisation, qui transfère aux Régions et aux Métropoles la responsabilité du développement économique, de l’habitat et de l’environnement, de la formation et de l’emploi, de l’éducation et de la culture, c’est-à-dire des grandes fonctions de la puissance publique, en-dehors du champ régalien « stricto sensu » : défense, sécurité intérieure, justice. L’Etat central doit s’alléger considérablement, s’agissant notamment de la gestion des ressources humaines, qu’il n’est plus en état d’assumer. Aux collectivités régionales et territoriales de prendre leur part de responsabilité dans l’État !
Corrélativement, les entreprises de réseau doivent accepter leur responsabilité historique dans la transformation des territoires : l’heure des « compagnies à charte » est revenue ! Les véritables jacobins, aujourd’hui, mesurent l’impuissance de toutes les formes de centralisme, à l’heure des réseaux sociaux, et acceptent de repenser des modalités accessoires pour préserver l’essentiel.
André Yché